Le pinard des Poilus, compagnon des soldats de la Grande Guerre

Le pourquoi du comment

publié le samedi 10 novembre 2018 à 20h55

Le pinard des Poilus, compagnon des soldats de la Grande Guerre

 

Enterrés dans les boyaux des tranchées comme de véritables « taupes humaines », en proie à des conditions de vie effroyables et à l'abomination des combats, les Poilus de la guerre de 1914-18 vont tenir en partie grâce au « pinard ». Consciente de son rôle stratégique, l'Intendance de l'armée, dès 1914, met en place une importante logistique pour acheminer chaque jour vers le front des milliers d'hectolitres de vin. Les vignobles à gros rendement du Languedoc en fournissent la part essentielle.

 

 

« Salut ! Pinard de l'Intendance / Qu'as goût de trop peu ou goût de rien, Sauf les jours où t'aurais tendance / A puer le phénol ou bien l'purin. Y'a même des fois que tu sens le pétrole, / T'es trouble, t'es louche et t'es vaseux » (…), blâme la chanson L'Ode au pinard, de Max Leclerc, en 1915. https://www.youtube.com/watch?v=03BRcv1oJ8wc

 

« Ce vin n'est pas très bon, reconnaît Stéphane Le Bras, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Clermont-Ferrand et spécialiste de l'histoire viti-vinicole, mais les soldats, ils le boivent quand même.

 

Les Héraultais s'en plaignent régulièrement, comme les Bordelais, les Gersois..., et ils préfèrent acheter du meilleur vin aux marchands du front, les mercanti, c'est indéniable. »

 

Parfois dénommé " vinasse ", ce vin "générique", qui a zéro identité, devient pendant la Première Guerre mondiale pinard, c'est à dire un pinot de mauvaise qualité. Ce terme se généralise à la vitesse du feu », précise l'historien, originaire de Sète (Hérault). De faible degré (8,5 à 9), ce jus des treilles provient pour l'essentiel « du Languedoc, qui fournit à peu près la moitié des volumes expédiés vers le front occidental*, en particulier de l'Hérault, département où l'on produit le plus, et de l'Aude. Il vient aussi des grands vignobles industriels d'Algérie, alors colonie française, où les vins sont forts en couleur et en degré. Mais cette source-là se tarit bientôt, car les Allemands torpillent les bateaux vapeur qui les acheminent vers la Métropole.

 

Le pinard est un mélange de vins originaires de partout en France, du Centre, de l'Ouest, de Bourgogne aussi. »

 

Département « qui pisse le vin », à partir des cépages gros producteurs de l'époque, l'aramon et le carignan ; l'Hérault, dans le sud de la France, produit, avec 15,4 millions d'hectolitres en 1914, le quart de la production française... Fort de cette position, « l'Hérault devient durant la Grande Guerre le cœur du ravitaillement viticole des armées.

 

En août 1915, les entrepôts de stockage à Sète atteignent une capacité de 120 000 hl. Le service du transit compte 51 employés. En octobre, on installe à Montpellier la sous-intendance du ravitaillement en vins. 163 personnes y travaillent. En décembre, le Bureau central des wagons-réservoirs est établi à Béziers », détaille Stéphane Le Bras.

 

 

La vinasse aide à tenir

« Obtenu par les circuits de l'Intendance de l'Armée ou acheté directement à l'arrière auprès de marchands improvisés, le pinard des Poilus se distingue souvent par sa qualité très aléatoire », insiste Christophe Lucand, historien spécialiste de l'histoire des mondes du vin, auteur de Le pinard des Poilus (Editions Universitaires de Dijon, 2015). « Souvent mouillé**, coupé ou additionné d'acide tartrique destiné à masquer les mauvais goûts, il se détériore vite et doit être bu sans attendre. »

 

Piètre boisson, le pinard devient cependant « l'ami, le compagnon de route du poilu, le seul dérivatif à l'abomination qui se joue au quotidien », écrit l’historien dans son livre. Dès décembre 1914, début de la guerre des tranchées, et « durant les années passées au front, cite-t-il d'après Mémoires d'un rat, témoignage du poilu Pierre Chaine ; des millions de soldats voient et entendent les carnages provoqués par les bombardements : les hommes fauchés par les mitrailleuses pendant les assauts, les débris de cadavres et les membres projetés loin des corps ou suspendus aux barbelés, le hurlement des blessés que l'on abandonne dans le « no man's land », agonisant et appelant à l'aide, les corps dévorés ou en putréfaction, dévorés par la vermine. »

 

"Ce sentiment de la précarité de l'existence renforce la place de l'ordinaire et des nécessités du quotidien"

 

L'alimentation et le vin font, plus que tout, tenir les hommes au jour le jour. Le pinard devient obsédant », poursuit Christophe Lucand. La ration quotidienne distribuée aux soldats du front passe de 25 cl en 1914, à 50 cl en 1916, et 75 cl en 1918.

 

 

Mais celle-ci est largement augmentée par des rations supplémentaires accordées par les supérieurs avant ou après une attaque (gratifications). Sans parler des virées des hommes dans les débits de boisson qui se multiplient aux abords du front...

 

Le pinard représente aussi, chez les soldats, un vecteur de sociabilité. Ils boivent ensemble, dans les tranchées ou à l'arrière. Il est un dérivatif à l'ennui dans les longues heures d'attente. Il trompe l'anxiété. Il réchauffe non seulement les corps, mais aussi les cœurs, comme l'évoquent encore les paroles de L'Ode au pinard : « C'est tout le pays qui vit en toi./ Dès qu'on a bu les premières gouttes,/ Chacun r'trouve en soi son pat'lin.../ et l'on se sent chaud sous les paupières. »

 

Le vin de l'obéissance mais aussi de la révolte

 

« Par son effet euphorisant, rappelle Christophe Lucand, le pinard augmente la confiance en soi du soldat et l'aptitude au risque. Avec de l'eau-de-vie ou du rhum, il lève l'inhibition des hommes et facilite l'engagement meurtrier le moment venu. » En cela, « les volumes inouïs expédiés pendant quatre ans par l'Intendance de l'armée en zone de guerre (…) couvrent des intérêts éminemment plus stratégiques pour les autorités militaires. (…).

 

La consommation du vin participe incontestablement au maintien d'un niveau attendu d'obéissance par la hiérarchie. »

 

Même si le fort taux d'alcoolisation des régiments, les bitures de plus en plus répandues, sèment le désordre (en mai 1917, toujours cité par Christophe Lucand, Philippe Pétain, à la tête des armées françaises, constate : « L'ivresse est à la base du plus grand nombre des infractions poursuivies durant les conseils de guerre »), les graines du refus d'aller combattre et les révoltes ; « à bien des égards, le pinard, vin de la guerre, aura été le sang des poilus français », déclare l'historien. 

 

Conscient des dangers d'un excès d'alcoolisation, ferment d'indiscipline, Philippe Pétain, « après avoir augmenté la ration quotidienne de vin des soldats, va en limiter l'entrée dans la zone des armées », souligne Stéphane Le Bras. Le gouvernement, plutôt que de prendre le vin pour cible, va s'en prendre à la « fée verte », l'absinthe, accusée de tous les maux. Cet alcool fort (72 degrés) est interdit de vente en janvier 1915, puis de fabrication en mars. Dans le sillage de Louis Pasteur, auteur de cette phrase célèbre, « Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons », le produit des vignes a, dans l'Hexagone à cette époque, une bonne image.

 

En 1915, 15 000 hL expédiés chaque jour vers le front

 

Tirant profit de l'exceptionnelle récolte de 1914, qui atteint 59,8 millions d'hl en France (66 millions en comptant la production algérienne et les stocks des années précédentes), des dons patriotiques (200 000 hl offerts par le vignoble du Languedoc-Roussillon en 1914) ; l'état-major met très vite en place une lourde logistique pour ravitailler les soldats du front en vin.

 

« En 1915, il s'agit d'assurer le transit de 15 000 hl par jour », étaye Lucand. En 1917, l'Intendance fournit 12 millions d'hl, puis 15 M d'hl en 1918. « Tous les vins de France convergent vers des commissions de réception, puis ils sont envoyés, par train, par les wagons-foudres réquisitionnés vers des stations-magasins, qui les mélangent.

 

Le pinard est ensuite livré par camion sur le front », explique Stéphane Le Bras. Ce vin, « devenu un produit hautement stratégique », note Lucand, est contrôlé à son arrivée par les services de l'Armée, notamment pour « conjurer les tentatives d'empoisonnement depuis l'arrière. »

 

L'analyse d'un échantillon de vin destiné au 92e Régiment d'Infanterie Territoriale, prélevé le 20 mars 1915, le décrit ainsi : « Couleur : rouge. Aspect : trouble. Goût : légèrement astringent, amer, mauvais. Titre alcoolique : 8,3. Suspicion de vinage (ajout d'alcool) ou de mouillage. »

 

Dès 1915 cependant, la récolte française s'effondre (20,5 millions d'hl). Le gouvernement ordonne alors des réquisitions en vins. De 4,5 millions d'hl en 1915-16, elles s'établissent à 6 M d'hl en 1916-17 pour culminer à 11 M d'hl en 1917-18.

 

 

Exsangue suite au départ des hommes sur le front, la viticulture française, prise en main par les femmes, bien vite épaulées par des ouvriers agricoles espagnols en Languedoc, des prisonniers de guerre, puis par les permissionnaires ; va peu à peu se relever. Elle fournit 36 millions d'hl en 1916, 38,5 M d'hl en 1917 et 45 M d'hl en 1918.

 

Fêté après-guerre comme « un second Père la victoire », relate Christophe Lucand, le vin voit sa consommation moyenne bondir en France. Celle-ci passe de 38 M d'hl entre 1910 et 1913, à 44 M d'hl en 1921, « en rapportant la population de cette année à celle de 1911, hors Alsace-Lorraine. » « L'approvisionnement des soldats durant le conflit a eu pour effet de convertir les masses de fantassins à la consommation du vin. »

 

Après le pinard des tranchées, il est largement temps de boire l'irremplaçable vin de la paix. Ecoutez La butte rouge chanson sur la vigne et la butte Bapaume dans la marne

 

Merci à Stéphane Legras de nous avoir ouvert sa collection privée de cartes postales ainsi qu'aux archives départementales de l'Hérault

 

* En novembre 1914, il s'étend de la Suisse à la mer du Nord.

** Rajout d'eau, manière de gonfler les stocks...

 

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